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Le rouge est mis à la galerie d’Albis

La quête du rouge a hanté des générations de céramistes. Il a fallu attendre la fin du XIX°s pour que, tel le feu au néolithique, cette couleur soit enfin maitrisée par ceux qui la poursuivaient depuis si longtemps.

 

L’atelier de Fance Franck se transforme occasionnellement en galerie et sa première exposition d’envergure propose un thème rarement traité : le rouge. Couleur de la vie, de la passion, elle est une gageure pour les céramistes qui doivent maîtriser parfaitement les cuissons en oxydoréduction. C’est également la seule couleur qui, avec le mythique céladon, a pris une telle ampleur médiatique dans le monde de la céramique. Au XIX°s, la maîtrise du rouge sur porcelaine est un véritable roman d’espionnage avec la Chine qui possédait cette technique avant l’occident. Cette situation déchaîna de violentes rivalités au sein de la Manufacture de Sèvres et alimenta une certaine folie chez quelques artistes, comme Ernest Chaplet qui s’est brulé la vue au feu de ses cuissons. A partir de ces résultats, et devant le succès de cette couleur auprès du grand public, les céramistes ont continué les expériences jusqu’à nos jours et proposent des teintes magnifiques que ce soit sur faïence, sur grès ou sur porcelaine.

L’exposition retrace ces découvertes successives de l’Orient à l’Occident jusqu’à nos jours avec de rares pièces rouge sang de bœuf de la Chine ancienne, ainsi que des pièces d’Ernest Chaplet, Vassil Ivanoff, Fance Franck, Brother Thomas, Jean-Paul Van Lith, Jean-François Fouilloux, Marc Uzan, et enfin Elke Sada.

Des conférences de haute tenue, dont nous vous proposons les résumés ci-dessous, viennent rythmer cette exposition originale.

Le rouge et sa symbolique dans l’art et la littérature

Pascale Lismonde, Journaliste et critique d’art,

Se référant à Arthur Rimbaud et à son poème Alchimie du verbe : « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : Voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes » Pascale Lismonde a recherché toutes les facettes du rouge.

  • rouge comme incandescence, les voyelles sont la chair et le sang des mots ;
  • rouge comme illumination, fait appel au traité des couleurs, le rouge couleur première ;
  • rouge comme incarnation : le sang source de vie, d’amour, de mort. Ambivalence du rouge : rouge désir, rouge danger, rouge aux joues, rouge colère, rouge du toréador ;
  • rouge impérial est associé au pourpre de l’antiquité, pourpre papale puis cardinalice, rouge de la légion d’honneur, des rideaux de théâtre, et des tapis rouges ;
  • rouge de l’insurrection, des drapeaux rouges au petit livre de Mao ;
  • rouge de l’interdit, du sens interdit, du feu rouge, du compte bancaire dans le rouge ;
  • rouge des icônes et des artistes, des peintres qui déclinent toutes les subtilités de cette couleur et qui ont commencé avec tous les pigments naturels dès le paléolithique.

L’épopée du rouge, de la Chine ancienne à la céramique contemporaine

Antoinette Fay-Hallé, Conservateur en chef honoraire du musée de Sèvres

Avant les années 1850, les céramistes ne connaissaient pas d’oxyde métallique donnant du rouge, couleur pourtant essentielle à la palette de tout peintre. Une étrange solution a donc été adoptée de la part des historiens de la céramique : appeler « rouge » une couleur qui s’en rapproche sans l’être, le rouge « rouille » obtenu à partir d’une terre ferrugineuse. Ne parle-t-on pas communément des céramiques grecques « à figures rouges » ? Les grès fabriqués en Saxe par la manufacture de Meissen entre 1710 et 1720 ne sont-ils pas qualifiés de « grès rouges » ?

Une première couleur vraiment rouge a été mise au point, sans doute à Bagdad, au IXe siècle : il s’agit d’un beau lustre rouge cerise, étincelant, dont l’usage ne dura point. Il réapparut, fugitivement, au XVIe siècle, dans l’atelier de Maestro Giorgio à Gubbio, mais là encore son usage ne dura point.

Ce que nous appelons communément « rouge » est une création chinoise, apparue d’abord sous forme de taches vers le XII°-XIIIe siècle. Au début du XIVe siècle, elle a été employée pour peindre des décors figurés, de fleurs souvent : alors même que les « bleu et blanc » s’imposaient, les « rouge et blanc » étaient réalisés en grand nombre. Certes, ce qui a connu le plus grand succès, ce sont les fonds rouges. Ils sont apparus sous les Ming (1368-1644), au cours de la seconde moitié du XIVe siècle, et leurs nuances ont reçu des noms poétiques : « peau de pêche », « rouge frais », « rouge sacrificiel », « sang de bœuf »… Les porcelaines à fond coloré étaient utilisées pour les rituels : le rouge servait au culte du soleil. A la fin du XVe siècle, l’usage du rouge recula en faveur du jaune qui devint la couleur impériale. Qui plus est, en 1526, l’usage du cuivre fut interdit pour une raison inconnue ; il le demeura jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

La dynastie Qing (1644-1911) fit renaître l’art de la porcelaine à fond rouge, avec splendeur. Les contacts commerciaux avec l’Europe étaient alors, grâce aux diverses compagnies des Indes européennes, constants. Les Européens s’attelèrent d’abord à la reproduction de la fameuse porcelaine et de son intrigante translucidité, puis voulurent maîtriser ses fonds colorés. Le rouge leur résista longtemps. En 1847, une première fois, la manufacture de Sèvres parvint à le reproduire mais il fallut attendre la fin du XIXe siècle pour que Chaplet en retrouve la maîtrise. Il fut suivi de bien d’autres artistes, de Dalpeyrat à Delaherche, d’Ivanoff à Fance Franck et à Van Lith, pour ne citer que des Français.

Il fallut pourtant attendre les années 1950 pour qu’apparaisse le rouge de sélénium qui a permis l’obtention d’un véritable rouge qui ne tourne pas vers l’orange ni vers le violacé, et qui a fait le triomphe de Vallauris.

Enquête : comment les Européens ont subtilisé à la Chine la formule du rouge de cuivre

Antoine d’Albis, Président de l’Association des Amis du Musée de Sèvres

L’aventure commence en 1842 avec la mode, puis la fascination des émaux de Canton posés en épaisseur sur les pièces de porcelaine. A cette époque, ces couleurs se posaient facilement sur faïence et sur porcelaine tendre, mais refusaient obstinément de tenir sur porcelaine dure. Et pourtant, les chinois y parvenaient sans difficulté semblait-il… Ceux-ci détenaient donc un secret et il convenait, en ce siècle où les savants étaient si respectés, de découvrir leurs procédés de façon scientifique. Car on maîtrisait, depuis quelques temps déjà, et fort bien, l’analyse chimique élémentaire et complète : il suffisait donc d’analyser ces émaux.

Par le biais de Stanislas Julien, sinologue français de grand talent, Alexandre Brongniart, s’adressa aux frères Lazaristes de la rue de Sèvres en 1842 ou 1843, pour obtenir des échantillons chinois. C’est le père Joseph Ly, prêtre chinois de la mission de Saint Vincent de Paul, résident à King-Té-Chen et parlant parfaitement le français, qui se chargea de cette délicate mission. Arrivé par la malle des Indes, Alexandre Brongniart reçut d’abord le mémoire détaillé de sept ou huit feuillets écrit par le Père Ly, puis les échantillons de matières premières et de couleurs le 18 juin 1846.

Louis-Alphonse Salvetat, chimiste, analyse les terres et les émaux et, en 1848, réalise la tasse litron en rouge de cuivre du musée de Sèvres. Dès 1850, il présente sous forme de plusieurs mémoires le résultat des recherches menées conjointement avec Jacques-Joseph Ebelmen : le manque d’accord entre la pâte et les couleurs est à imputer à la pâte elle-même. Il introduit également une nouvelle découverte : l’importance du rapport de coefficient de dilatation entre la pâte et la glaçure. C’est en 1873 qu’il présente, lors d’une conférence, les premiers essais d’une pâte de porcelaine dure modifiée, offrant les avantages de recevoir en couverte les émaux de la pâte tendre. Il réalise en 1874 deux vases en porcelaine dure siliceuse, cuisant à 1280° et comportant des décors japonisants avec des émaux en relief parfaitement adaptés à la pâte.

A la suite de longues déconvenues à la manufacture, Salvetat démissionne, part avec ses secrets et ce sont finalement ses successeurs, Lauht et Vogt, qui retrouvent les données et triomphent en 1884, lors de l’exposition de l’Union centrale des arts décoratifs.

Ernest Chaplet – La redécouverte du rouge

Laurens d’Albis, collectionneur

Ce grand précurseur est apprenti à la manufacture de Sèvres dès l’âge de treize ans. Il la quitte quatre ans plus tard, travaille à Paris, puis à Bourg La Reine de 1856 à 1874 aux faïenceries Laurin. Cet atelier marche bien, devient La Maison de l’escalier de cristal, produisant un nombre incalculable de lampes. Chaplet y introduit la Barbotine, technique qu’il s’attachera à développer lorsqu’il sera embauché par Charles Haviland à l’atelier d’Auteuil en 1874.

Les émaux appliqués sur grès sont appréciés, et il poursuit ses recherches sur la terre et les cuissons en oxydoréduction rue Blomet dans une petite fabrique nouvellement ouverte en 1881, grâce aux Havilland. M. Lebrun de Rabot, chimiste, qui a dirigé les fours à Choisy le Roi, est embauché par Charles Havilland mi 1883. Celui-ci sait que d’autres ateliers, comme celui de Th. Deck, et la Manufacture Nationale de Sèvres travaillent sur le sujet du Rouge de Cuivre, et il veut être le premier à en trouver le secret. On a donc cherché le rouge rue Blomet en même temps que l’on fabriquait des grès.

Quelques péripéties et bagarres médiatiques plus loin, la victoire éclate sous la plume de Chaplet le 30 mars 1885 : « J’ai défourné ce matin, le truc est trouvé, nous aurons des rouges samedi prochain. » Effectivement, le 4 avril, le résultat est probant : « Nous défournons à l’instant, toute la fournée est rouge, pas une trace de vert. » Ernest Chaplet s’installe à Choisy le Roi en 1887 et continue ses recherches sur grès et porcelaine. Il mettra fin à ses jours après avoir jeté toutes ses notes dans une dernière fournée tragique le 1 juin 1909. Devenu le premier « Maître potier » français, il entre dans la légende.

La formule du rouge de cuivre : des sciences physiques aux nanotechnologies

Philippe Colomban, chercheur

Après avoir présenté les principaux phénomènes colorant la matière et plus particulièrement le verre – l’absorption, la diffusion et la diffraction – et les agents colorants (ions de transition ou de terres rares, plasmons et transfert inter bandes électroniques), la nécessité du contrôle de l’état d’oxydation du cuivre est expliquée : inclus à l’état monovalent (Cu+) le verre est incolore, il est turquoise pour l’état bivalent (Cu2+) et rouge pour l’état métallique (Cu°) du fait de l’absorption de la lumière en dessous de 600nm par le plasmon (un « gaz » d’électrons présent à la surface des nanoparticules métallique). Le processus d’oxydo-réduction dans le verre est expliqué à l’aide des dernières études sur les céramiques lustrées, le lustre à base de cuivre et/ou d’argent nécessitant la formation près de la surface de l’émail de couches alternées riches ou exemptes de nanoparticules métalliques pour diffracter sélectivement la lumière. L’analyse par microscopie électronique et microdiffraction des Rayons X effectuée avec Philippe Sciau sur des fragments de porcelaine ‘Rouge de Cuivre’ élaborés par Fance Franck montre la qualité de sa pâte de porcelaine avec un important treillis d’aiguilles de mullite dans une matrice plus siliceuse et une dispersion homogène de nanoparticules de cuivre (5 à 20 nm soit 0.005 à 0.020 µm), sans présence de précipités de Cu2O. En conclusion sont abordés les usages des nanoparticules de métaux (Cu, Pt, Au) ou d’oxydes, notamment les oxydes de fer colorants rouge des Sigillées, des émaux d’Iznik, etc., dans de nombreux dispositifs optiques ou opto-électroniques mais aussi en médecine.

 

Miroir du sang de nos artères, le rouge est sans conteste la couleur du spectre la plus intéressante, la plus fascinante, et la « bagarre » qui eut lieu au XIX°s pour en trouver la recette magique afin de rayonner sur les arts décoratifs atteste de l’originalité de cette couleur. Elle est la seule qui, avec le mythique céladon, a pris une telle ampleur médiatique dans le monde de la céramique. En dehors du problème technique que cela a posé aux céramistes, cette exposition de la galerie d’Albis décline toutes les nuances du rouge, et leur juxtaposition est pour l’œil une grande jouissance : chaque artiste présenté y apportant une sensibilité visuelle ou tactile différente. Soulignons que le choix de la galerie apporte un regard historique sur cette lutte passionnée et passionnante… Rouge passion…

 

Marie-Pascale Suhard

Exposition du 10 mars au 16 avril 2015
Galerie d’Albis

47 rue Bonaparte 75006 Paris
RCV N°202 Mai-juin 2015