Skip to content Skip to sidebar Skip to footer

Guido et Bruno Gambone

De la céramique traditionnelle de Vietri sul Mare au design florentin

Un siècle de céramique italienne déroule devant nos yeux les avancées créatrices de Guido Gambone (1909-1969) dès la fin des années vingt, reprises et poussées jusqu’à l’épure par son fils Bruno Gambone (né en 1936), formé dans le bouillonnement créatif de l’après-guerre new-yorkaise.

 

Guido, tout d’abord, découvre la céramique dans les ateliers traditionnels, assimile très rapidement le changement apporté par le groupe moderniste des Allemands de Vietri, arrivés vers 1924, et lance une production très avant-gardiste dès 1944. Puis Bruno, parti très jeune aux USA, débute par la peinture, la sculpture, le théâtre, etc. A la mort de son père, il reprend l’atelier florentin, rebondit sur son style et entreprend des recherches le menant vers des pièces atemporelles au sobre design.

Guido Gambone, de Vietri sul Mare à Florence

Sur la côte amalfitaine, au sud de Naples et de Capri, se déploie la grande baie de Salerno, dont le port jouxte Vietri sul Mare. Les faïences de cette région plongent leurs racines dans l’aube de la civilisation romaine, s’exportant vers le nord-ouest de la Méditerranée. Au moyen-âge, les céramiques se caractérisent par la fusion des cultures byzantines et islamiques et nous retrouverons chez Guido Gambone les souvenirs de ces décors soulignés d’un trait de manganèse sous couverte. Dès le milieu du XVI°s, le style dépouillé de Faenza est introduit à Vietri et permet à la production de se développer dans les siècles suivants. Il est amusant de noter qu’en 1859, le cavaliere Del Giudice vante le bon rapport qualité-prix des assiettes de Vietri vendues « un peu plus d’un franc la douzaine, alors que la douzaine de Creil coûte six francs… »

La tradition perdure jusque vers 1925, date à laquelle quelques artistes allemands viennent s’installer à Vietri. Ils sont proches des idées du Bauhaus de Weimar et de l’expressionisme du mouvement Die Brücke et du Blaue Reiter. Ces artistes sont Richard Dölker, Irene Kowaliska, Margaret Tevalt Hannasch et Gûnther Stüdemann, pour ne citer que les plus importants. C’est à peu près à ce moment que la famille de Guido Gambone emménage à Vietri, ayant quitté la campagne montagneuse de Montella, près d’Avellino, à l’est de Salerno. Guido délaisse alors l’école contre la volonté de ses parents et entre, à l’âge de quinze ans, comme apprenti dans l’usine de faïencerie d’art de Francesco Avallone. De ce groupe d’allemands, Richard Dölker en est la personnalité la plus intéressante. Il introduit progressivement ses préoccupations artistiques, cherchant dans un expressionisme riche en mythes la nécessité de s’exprimer avec vérité, de faire jaillir un esprit libre des profondeurs de l’âme. Ces apports nouveaux vont profondément marquer le jeune Guido. Il sort très vite du lot, sa patte peut être retrouvée dès 1928 dans une pièce parue dans le magazine Domus et dans celles exposées lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels de Monza en 1930. Il remplace Dölker au poste de chef peintre décorateur à l’Industrie Céramique Salerno de Max Melamerson dès 1935 et l’année suivante, il travaille à Florence au sein de la fabrique Cantagalli (créée en 1692). Dès ses débuts, Guido consacre une partie de son temps à la peinture pour des recherches parallèles à la céramique.

Guido Gambone ouvre son atelier en 1944 à Vietri : la Faenzarella et peut enfin effectuer ses recherches. S’appuyant sur les céramiques traditionnelles amalfitaines aux couleurs vives et sur les expériences de Dölker, il bouscule les formes, produit des pièces plus simples, plus géométriques. Il propose de nouvelles solutions, comme cet émail, souvent blanc, en forte épaisseur qui craquelle et cristallise, constitutif de la monumentalité recherchée.

Dès l’ouverture de la Faenzarella, Guido participe à de grandes expositions et gagne de nombreux prix. Notons, entre autres, le VI° Concours national de céramique de Faenza, où il présente un panneau allégorique de la République italienne au travail* (voir photo), conservé au Musée International de Céramique de Faenza. Harmonie des couleurs et belle mise en page rehaussées par quelques détails truculents de la tradition picturale médiévale, comme le diable vert qui plonge dans les enfers sous les coups du jeune travailleur…

Florence, 1950

En 1950, il part s’installer à Florence où fourmille un grand renouveau intellectuel et artistique. Il fréquente d’autres grands céramistes comme Marcello Fantoni, Arnaldo Miniati et Ugo Lucerni. C’est véritablement à ce moment-là qu’il prend son envol : il a fait la synthèse de tous ses acquis, sa technique est au point, et c’est avec une grande liberté d’expression qu’il déploie son style qui nous touche aujourd’hui.

Une première partie de son œuvre est assez massive et forte, lorsqu’il emploie une argile épaisse et la recouvre d’une couche opulente d’émail uni blanc, turquoise ou foncé, les décors sont des traits d’émaux vifs, ou brun manganèse sous couverte. L’effet visuel de fines craquelures allège l’ensemble. Avec aisance, il construit des décors géométriques acérés sans être secs, aux couleurs vigoureuses sur des vases, pieds de lampe, coupes, coupelles, etc. Ces pièces comme la grande lampe à fond blanc et décor noir sont aujourd’hui encore parfaitement d’actualité, véritables œuvres d’art atemporelles. Vers le milieu des années cinquante, Guido montre un intérêt grandissant pour le grès qui lui permet de traduire vigueur et rudesse et de créer une vraie monumentalité. Ses formes se font plus acérées et plus vigoureuses, carrées, cubiques, parallélépipédiques, enfin dégagées du tour. Il explore tous les thèmes, classiques, archaïques, symboliques, s’attardant quelques fois dans des sujets zoomorphes ou anthropomorphes avec humour, passant de l’artisanat à la sculpture sans distinction.

Années soixante, les céramiques de Guido s’allègent, se simplifient et tendent vers la force simple des peintures de Giorgio Morandi. Guido abandonne progressivement son émail épais et brillant pour laisser apparaitre le grès et ses légères pyrites, travail annonciateur de ce que reprendra son fils Bruno en le menant vers l’épure. De l’ensemble du travail de Guido Gambone, une constante se dégage : l’équilibre. Equilibre des masses, des structures. Equilibre entre modernité et classicisme : nous sommes à Florence.

Bruno Gambone

Venant d’un autre univers, Bruno Gambone réussit le pari de reprendre l’atelier de son père, la structure, les employés et de relancer la production en lui donnant un souffle de grâce. En effet, né à Vietri en 1936, il respire la céramique dès le berceau et s’initie très tôt à ses caprices. Dans l’atelier de son père, il est en contact avec la fine fleur de l’avant–garde italienne, de Gio Ponti à Giovanni Michelucci, et ce bain de modernité lui apporte une grande ouverture d’esprit. Continuant à travailler la terre, il touche aussi à la peinture et, dès 1959, une première exposition de ses peintures est organisée à la Galleria La Strozzina de Florence. La confrontation avec les grands artistes italiens déclenche chez lui le besoin de découvrir la culture émergente de l’époque : celle de l’Action Painting et du Pop art aux Etats-Unis. En 1963, dès l’âge de 26 ans, Bruno part à New-York, rencontre ces précurseurs que sont Robert Rauschenberg, Roy Lichtenstein et Andy Warhol. En 1964, il est au contact de Shoji Hamada à Washington. Sa peinture évolue vers l’art optique et il trouve un style intéressant de tableaux en relief qu’il réalise encore occasionnellement aujourd’hui. Dans le même temps, il travaille pour le théâtre, le cinéma et touche à la sculpture. Cette période américaine l’enrichit et lui donnera l’envergure pour créer naturellement une céramique de haut niveau.

En 1968, il revient à Milan et se lie avec Enrico Castellani, Lucio Fontana, Scheggi Paul, Augustin Bonalumi, Gianni Colombo, et Pierre Restany. Un an après, le décès de son père l’oblige à reprendre l’atelier de céramique pour éviter le chômage des employés. Comme il le dit lui-même, c’est le génie humain qui lui permit de continuer l’œuvre paternelle, sans rupture brutale mais en la rénovant et la modernisant. Abandonnant avec regret sa carrière de peintre, il plonge dans cette technique qu’il connaissait bien. Ses premières pièces ont des couleurs vives, souvent picturales d’ailleurs, elles relèvent de l’abstraction, intègrent des éléments divers et chaotiques, et quelques notes d’action painting relient ces différents éléments.

Il fait énormément de recherches sur les différents types de terre et fabrique lui-même celle qui lui convient, qu’il cuit à 1290° au four électrique. C’est un grès avec des pyrites très fines qui ressortent à la cuisson, contribuant à l’esthétique recherchée. Il utilise plusieurs couleurs de terre, incrustant comme une marqueterie de minces filets de terre pour souligner une rupture de ligne, ou créer un décor. La base de ses formes est géométrique mais tout l’art de Bruno réside dans l’harmonie des masses qu’il oppose, juxtapose pour former une tension entre les différentes parties, reliant les volumes par des courbes invisibles. Le résultat, nerveux et vigoureux, se lit comme le rythme à trois temps d’une musique légère. Délaissant peu à peu les couleurs fortes vers la fin des années soixante-dix, Bruno manie avec délectation les tonalités sourdes, proches de la nature, fait des gammes autour d’un blanc mat, chaud, doux et profond, rehaussé de bruns, d’ocre, de roux et souvent en contraste avec du noir. Les bleus et verts sourds ponctuent l’œuvre.

Gardant un lien avec le théâtre, il collabore en 1972 au décor du ballet d’un chorégraphe russe en créant des animaux fantastiques géants en grès. Parallèlement à sa carrière de céramiste, Bruno Gambone s’exprime au travers du bijou dans les années soixante-dix, du verre à Venise dans les années quatre-vingt, et manie aujourd’hui l’acier dans la démesure.

Ces deux générations couvrent l’histoire de la céramique italienne depuis la fin des années vingt jusqu’à aujourd’hui. Guido Gambone a fait progresser cet art en repoussant avec liberté les limites ancestrales grâce à ses recherches esthétiques et techniques, tel son émail épais, craquelé et cristallisé, que les céramistes de Vietri ont d’ailleurs surnommé l’émail Gambone. Son fils, Bruno, reprit le flambeau avec brio. Artiste protéiforme, comme Albert Diato qu’il connaissait bien, il a dépassé toutes les influences qui l’avaient profondément enrichi pour produire avec aisance un œuvre sensible, complètement épuré, aux formes sobres et minimalistes, menant le raffinement florentin vers un apogée cathartique en ce début de XXI°s troublé.

 

Marie-Pascale Suhard

RCV N°202 mai-juin 2015