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Johan Creten à la Piscine à Roubaix

Bestiarium

Il faut absolument vous précipiter à La Piscine à Roubaix qui a invité Johan Creten jusqu’au 22 mai prochain. Il y présente, en trois parties, vingt ans de ses réflexions philosophique, politique, métaphysique sur le monde grâce à l’intercession d’une troupe de « bêtes » modelée par des « humains ».

Le 19 mars Johan Creten a présenté longuement et librement le fruit de ses vagabondages métaphysiques. Il a fait le récit de l’accomplissement de la réalisation physique de ses créations et expliqué son processus mental et intellectuel qui l’a conduit à la formalisation de ses sentiments et émotions les plus profonds.

Il a choisi soigneusement les emplacements d’exposition en trois espaces de ses œuvres qu’il juge indissociables de son travail baptisé du vocable « Bestiarium ». Johan Creten revendique explicitement la paternité de La Fontaine dans l’utilisation des « bêtes » pour parler des hommes.

L’exposition est introduite à l’extérieur, sur la place devant l’entrée de La Piscine, par la monumentale Chauve-Souris, sculpture en bronze, créée en 2018 pour la ville de Boisward aux Pays-Bas, exposée lors de la Fiac à Paris, en Suède et à la Villa Medicis à Rome. L’artiste veut ainsi, non seulement introduire le thème de l’exposition, mais nous interpeller par l’image d’un animal mal-aimé et persécuté jusqu’en ces temps de pandémie, qu’il a doté d’une tête de chat en en faisant ainsi une « chauve-chat »[1] engravée de deux poèmes « La nuit troglodytique »[2] de Colin Lemoine et la « Chauve-souris » [3] de Aggie van der Meer. Mais le dos de cette sculpture est un escalier que l’artiste nous enjoint de gravir pour se donner « une autre vision du monde, ….. dominer le mal et changer de perspective sur le monde ».[4]L’artiste nous livre ainsi une première ouverture philosophique.

Passé ce totem, le visiteur entre dans le musée et se dirige dans la première salle dans laquelle l’artiste a disposé une installation dénommée « C’est dans ma nature », commandée en 2001 par la ville d’Aulnay-sous-Bois et non exposée comme voulu par l’artiste et « finie » en 2021 pour cette exposition.

Touchée par les bouleversements économiques et sociologiques considérables de la fin du XXé siècle la ville d’Aulnay-sous-Bois, banlieue populaire et travailleuse de l’est parisien, souhaitait « ancrer une œuvre d’art sur son territoire pour qu’elle serve de levier social et de pont entre des univers différents ».[5]

Le titre « C’est dans ma nature » provient de la fable « La grenouille et le scorpion » : convaincue par un scorpion de le transporter sur son dos pour traverser une rivière une grenouille est piquée dans la traversée par le scorpion. En réponse à la question de la grenouille « Pourquoi ? » le scorpion répond « parce que c’est dans ma nature » avant que tous deux ne se noient.

Associant l’objectif de la municipalité à la métaphore de la fable, Johan Creten, après un long parcours dans la ville constituée de nombreuses zones industrielles en voie de désertification et de citées HLM, a demandé à des jeunes de ces citées « qu’est-ce qui est dans votre nature ?…qu’est-ce que vous êtes ? Vous êtes un pou, une abeille, une guêpe, une fourmi ?.. Comment vous êtes dans la société ? Où vous situez-vous ? »[6]

Puis, il leur a demandé de dessiner les insectes et les humains sortis de leur imagination, les a modelés en grès et les a cuits, avec eux, à la Manufacture de Sèvres. Une fois terminés les 61 bas-reliefs, l’artiste a voulu les insérer dans les façades endommagées des immeubles des cités d’Aulnay. Ce que la municipalité a refusé se sentant mise en cause dans sa capacité à entretenir les murs de ces cités.

L’artiste a alors conçu des panneaux revêtus de plaquettes de briques, posés sur des supports à roulettes pour les montrer et les déplacer dans la ville d’Aulnay devant la mairie, les différentes cités HLM , puis aux Rairie,s commune d’Anjou d’où provienne les briques. L’idée de l’artiste dans cette promenade est : « est-ce que les murs bougent ? Est-ce que c’est dans ma nature ? Est-ce qu’on peut changer ? ». C’est pourquoi les bas-reliefs montrent « des gens qui crient, qui se battent, qui ont des relations ; comment fonctionne la société ».[7]

Pour achever son œuvre, l’artiste la montre aujourd’hui à Roubaix, ville ouvrière sinistrée, populaire comme Aulnay, dans la salle du Musée consacrée à l’histoire de Roubaix où sont exposées des représentations de bâtiments industriels ou d’habitation en pierre et brique et surtout une monumentale toile de 13×6 m montrant l’hôtel de ville de Roubaix.

La boucle espace-temps est bouclée par l’adjonction par l’artiste de deux nouveaux bas-reliefs en bronze doré respirant davantage l’espérance et l’allégresse tout en encadrant un autre bas-relief en bronze de Daumier intitulé « Les Emigrés » lui appartenant. Le message politique est clair !

Johan Creten a complété sa démarche de « monstrance » en fabriquant pour l’exposition des tabourets mobiles en céramique multicolore semblables à ceux utilisés par les animaux des cirques, nommés « Point d’observation cirque haut » à l’usage des « animaux humains ». Il explique : « un tabouret c’est pour regarder, deux c’est pour communiquer, trois c’est pour inviter et quatre c’est pour former un groupe ».[8]

D’une exposition politique l’artiste nous fait passer à une exposition métaphysique dans sa troisième partie qui comprend dix-sept « masses de terre…..formant une ronde de bestioles ».[9]

Il s’agit de l’occupation à temps plein de Johan Creten pendant les deux années de confinement et de contraintes de déplacement pendant la pandémie. Réalisées dans des conditions particulières dans l’atelier Struktuur 68 à La Haye qui a travaillé avec le Groupe Cobra et l’artiste depuis 10 ans. Sans rencontrer ses collaborateurs travaillant chacun deux jours par semaine sans se croiser.

Dans ces circonstances Johan Creten s’est souvenu de la manière de travailler de Rodin : après avoir réalisé des embauches en plâtre, Rodin les photographiait puis dessinait sur les tirages les modifications et les adjonctions qu’il souhaitait pour sa sculpture. Il faisait ensuite parvenir à ses ouvriers à l’atelier les photos dessinées avec ses instructions pour la réalisation du modèle.

 

Johan Creten a donc réalisé des maquettes en terre de ses sculptures qu’il a envoyé à ses collaborateurs aux Pays-Bas avec les instructions de façonnage des blocs de terre. Le résultat lui était retourné en images par WhatsApp dont il imprimait des captures d’écran pour y dessiner ses modifications. Il les renvoyait à l’atelier par le même moyen. Quand le façonnage paraissait correct le travail était arrêté et les blocs de terre maintenus humides jusqu’à ce que l’artiste puisse se rendre à La Haye. En deux voyages de trois mois et un mois et demi, isolé à l’hôtel et à l’atelier, l’artiste a achevé le modelage. Une fois parti, ses collaborateurs ont procédé à l’évidemment des masses et à la cuisson du dégourdi. Ce n’est que lorsque les restrictions de voyage et de confinement ont été levées que l’artiste a pu retourner à La Haye pour procéder aux émaillages et cuissons successifs (de 4 à 7 selon les sculptures).

Le résultat en est dix-sept sculptures imposantes. Johan Creten revendique le volume et la masse tout autant que la couleur comme parties de son expression créatrice.

Pour souligner l’anthropomorphisme de ses œuvres l’artiste cite l’influence des fables de La Fontaine[10] et de Georges Orwell dans la « Ferme des Animaux ».[11]

Dix-sept sculptures : trois insectes, cinq oiseaux, sept mammifères, un escargot et un hippocampe. « Sous une forme innocente il y a des réflexions sur son être. Chaque sculpture est un monde à part qui exprime le lien entre ce que l’on a vécu et ce que l’on va vivre »[12].

On ne peut qu’être impressionné par l’amplitude des formes, séduit par la richesse des émaux, interpellé par l’ambiguïté du message.

Formellement les formes imposantes mêlent vie et mort et décomposition et renaissance. Ainsi la « Mouche morte », « L’Araignée morte », le « Chien mort » se décomposant sous des algues, « Le Pélican » dévorant ses entrailles, les trois « Flamands » effondrés.

 

Résurrection ? La croix au pied de « l’hippocampe » le suggère. A tout le moins renaissance ; si l’on considère les glands à terre pour germer du « Hérisson et les glands », le corps en forme de phallus de « La Sauterelle », les algues recouvrant le « Chien mort » qui « devient comme un paysage »[13], l’orchidée, plante épiphyte, jaillissant du corps du « Chien sale ». Et que dire du symbole du « Pélican » qui, si il s’ouvre le poitrail, c’est pour nourrir ses petits

Mais le tout dans un chatoiement de couleur et une somptuosité de l’émail. Johan Creten affirme ne rien connaître, et peu s’intéresser à la technique, mais comment le croire quand on voit ces masses de terre sans guère de défauts de cuisson (essentiellement sur les socles pleins), quand il nous dit cuire des majoliques, poser jusqu’à sept fois des émaux différents pour obtenir les couleurs souhaitées et les effets de vitrification et de profondeur recherchés. Regardez les émaux des glands se dissipant dans l’émail du socle du « Hérisson », l’œil du « Lièvre », les huîtres du « Chien mort ».

Pour conclure, Johan Creten considère que l’objectif de sa Création est atteint lorsqu’il peut dire : « Quand j’ouvre le four je me demande « Allo, est-ce qu’il y a quelqu’un ? » Si je réponds « non » je referme le four et lance une nouvelle cuisson. Si je réponds « oui » alors la sculpture est là ! ».[14]

Effectivement « la sculpture est là ! ».

Luc Fontaine

Musée de la Piscine de Roubaix

Du  12 mars au 29 mai

23, rue de l’Espérance
59100 ROUBAIX

[1] Laurence Bertrand-Dorleac catalogue Bestiarium page 191

[2] Colin Lemoine catalogue Bestiarium page 199

[3] « De Flearmûs » Aggie van der Meer catalogue Bestiarium page 203

[4] entretien avec Johan Creten le 19 mars 2022

[5] entretien avec Johan Creten le 19 mars 2022

[6] entretien avec Johan Creten le 19 mars 2022

[7] entretien avec Johan Creten le 19 mars 2022

[8] entretien avec Johan Creten le 19 mars 2022

[9] « Rien à foutre des animaux » Joel Riff catalogue Bestiarium page 73

[10] « Les Fabulae de Johan Creten » Anne Dressen catalogue Bestiarium pages 163 à 167

[11] « La Ferme des Animaux – Les Commandements » Georges Orwell catalogue Bestiarium page 53

[12] entretien avec Johan Creten le 19 mars 2022

[13] entretien avec Johan Creten le 19 mars 2022

[14] entretien avec Johan Creten le 19 mars 2022