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Mai 68 et la révolution céramique

La France démarre en 1945 un cycle flamboyant de reconstruction, création et essor économique qui dure jusqu’au premier choc pétrolier de 1974 correspondant aux « Trente Glorieuses ». Mais cette période euphorique de l’après-guerre se craquelle vers 1965 avec une nouvelle génération qui pointe son nez. Dès 1967 aux USA, la jeune génération du Flower-Power remet en cause le système capitaliste et l’éducation patriarcale, ce qui débouche en France sur Mai 68. Rupture majeure dont nous vivons encore les contre-coups. Sans entrer dans les détails psycho-philosophico-sociologiques, Mai 68 a tout bouleversé. Il y a un avant et un après Mai 68.

Le style des années 50

Dès 1948, un nouveau style émerge : il se caractérise par des formes nouvelles, libres, où la courbe répond à la contre-courbe. Les couleurs vives envahissent tous les intérieurs, de nouveaux matériaux apparaissent comme le Formica, capable du pire et du meilleur. Le confort est recherché mais doit être souligné par une ligne intelligente. Les arts décoratifs sont également en plein renouveau et cette exposition retrace les différents lieux de production de céramiques avec leurs spécificités :

Pol Chambost Vase Balustre, Ht 21,5 cm

La création parisienne représente une tradition de bon goût, de chic et d’élégance depuis Louis XIV et le rayonnement de sa cour, elle est reconnue dans le monde entier. Un nouveau style émerge et à Paris, la céramique est le reflet de la sociologie parisienne, avec des pièces sages, simples, sobres, aux lignes pures, très légèrement décentrées. Le chic parisien…

Les artistes les plus renommés de cette époque sont Georges Jouve, tout d’abord, et sa sœur Denyse Gatard, puis Jacques et Dani Ruelland qui ont leur atelier rue de Bucci, en plein quartier Latin. Ou Pol Chambost dont certaines pièces atteignent aujourd’hui plusieurs milliers d’euros. Mais nous trouvons également une merveilleuse artiste comme Mado Jolain aux pièces douces et organiques, Peter et Denise Orlando, ou Jacques Blin et Pierre Fouquet… Ils sont exposés dans les galeries La Demeure ou la galerie MAI avec les meubles des grands designers de l’époque.

Jacques Blin Pichet zoomorphe, 33,5 cm
Capron, Pichet à orangeade, Ht 33 cm
Robert Pérot, Vase, Ht 40 cm

Vallauris est un petit village situé entre Cannes et Nice qui produit des poteries utilitaires depuis le Moyen-âge. De son sous-sol en effet, on extrayait une terre argileuse rouge, souple, fine et facile à travailler.

Dès la fin du XIX°s, les frères Massier apportent une belle avancée artistique. Mais c’est vers la seconde guerre mondiale, que la modernité arrive avec les Ramié et les Neveux, entre autres.

C’est grâce à sa rencontre avec Suzanne Ramié que Picasso, à l’été 1946, réalise quelques figurines qu’il laisse pour la cuisson. L’année suivante, Il vient voir ce qu’ont donné ses essais et, surpris par les qualités de cette terre, se décide à en chercher toutes ses possibilités. Pendant dix-huit mois, il passe tous ses après-midis à l’atelier Madoura et, aidé par Jules Agard, son tourneur, produit des centaines de pièces qu’il détourne de leur fonction première

L’aura de Picasso est majeure à ce moment-là et de nombreux artistes s’engouffrent avec bonheur dans ces nouvelles perspectives. Les ateliers sont rachetés par des jeunes, qui ont également en tête les préoccupations du design : offrir au plus grand nombre des objets beaux, utiles et à bas coût. Le premier à lancer cette nouveauté est Roger Capron. De nombreux autres artistes créent des pièces plus personnelles, comme Gilbert Portanier, Jacques Innocenti et ses parents de l’Atelier du Grand Chêne, Alice Colonieu ou Robert Pérot

La Borne

Et enfin, soulignons une production mythique et confidentielle qui fait le lien avec la création contemporaine. En effet, un filon de terre à grès se trouve dans le sol de la Puisaye et du Berry. Comme à Vallauris, une céramique utilitaire existe depuis longtemps, les potiers, avec leur tour à bâton, créent de grosses bonbonnes, pots à graisse, jarres, etc. Ils cuisent dans d’énormes fours à bois dont certains existent toujours. Une petite localité, petit village enfoui sous la végétation, s’est consacrée à cette activité depuis toujours. Nous sommes à La Borne, pas très loin de Bourges. La dynastie des Talbot y produit depuis le XVIIIème siècle de merveilleuses pièces dont ces pichets anthropomorphes que l’on peut découvrir au musée.

Pendant la seconde guerre mondiale, en 1941, Jean Lerat s’installe à La Borne afin d’alimenter le magasin de François Guillaume à Bourges, et, en 1942, Paul Beyer (1873-1945). Jacqueline Bouvier se forme à Mâcon et auprès d’Anne Dangar, puis vient à La Borne en 1943 et se marie avec Jean Lerat.

Jean Lerat, Vierge à l'enfant, Ht 20 cm

C’est en 1943 qu’André Rosay se réfugie à La Borne pour échapper au STO, Ivanoff arrive en 1945. Vassil Ivanoff était photographe avant-guerre et il est « tombé » dans la terre de La Borne après-guerre, il n’en est jamais sorti… C’était un créateur fou, génial expérimentateur. Peu après, de nouveaux artistes s’implantent comme Elisabeth Joulia (1925 – 2003).

Le renouveau de La Borne est dû à ces grands potiers qui vont réussir à imposer une production de pièces dont l’objet principal devient la satisfaction du créateur… Et, à partir de ce moment-là, les pièces qui sortent des fours bornois ont une caractéristique principale : une force tellurique que les artistes puisent dans le sol de ce minuscule village.

Vassil Ivanoff, Vase, 20,5 cm

Mai 68

Les revendications de 68 appellent un retour à la nature, à la simplicité, reléguant la sophistication au placard. Or la faïence est un long travail de préparation de la terre elle-même, de première cuisson, d’application d’émaux, de décors, d’autres cuissons, etc. Mai 68 provoque un nouvel engouement vers le grès. Une autre conséquence est la disparition des mouvements artistiques (impressionnisme, surréalisme, abstraction…) et l’arrivée des individualités.

Claude Champy, Vase boule, Ht 50 cm

La génération d’après Mai 68 va s’approprier le grès. Avec cette terre, les artistes peuvent innover. Elle peut être sculptée facilement, elle ne nécessite pas de décors qu’ils trouvent superfétatoires : la pièce doit être brute, rugueuse, expressive. La forme est la plus importante et le geste devient l’essentiel : il traduit l’état intérieur, les passions, la force. Ce ne sont plus des pièces « de salon », ce sont des « pièces-émotions ». La recherche du beau n’est plus d’actualité, la pièce doit être intéressante, surprenante, dérangeante. Notons cependant une grande nouveauté dans cette matière : le geste spontané et naturel de l’artiste prenant la terre à bras le corps sans dessin, étude et recherche préalable. Libération du corps, du geste, exprimant l’intériorité de l’homme. N’oublions pas : « Il est interdit d’interdire »

Hervé Rousseau, Vase boule, Ht 38 cm

1 – Le geste

En résonnance avec Mai 68, en résonnance avec l’Action Painting des USA, le changement qui saute aux yeux lorsque que l’on découvre la céramique des années 70, est la façon dont les céramistes s’approprient la terre comme si elle était un prolongement d’eux-mêmes, la façon qu’ils ont de la projeter dans ce même élan. Avec fougue, avec passion, avec émotion. Le premier à s’imposer est Claude Champy, puis Jean-François Fouilhoux et Hervé Rousseau.

Eric Astoul, Sculpture, Ht 33 cm, Long 51 cm

2- La sculpture

La sculpture est l’expression principale des céramistes après Mai 68. Elle entraîne une bascule de la céramique artistique vers l’art contemporain.Toutes les tendances, de l’abstraction au surréalisme, à la figuration, à la BD, avec ou sans couleurs, sont essayées. Représentés dans cette exposition, vous trouverez Jean Linard (1931-2010), Eric Astoul, né en 1954, et Pierre Digan (1941-2016) car sa période la plus connue débute fin des années 60 avec son entreprise Digan Grès qui employa jusqu’à 50 personnes.

Robert Deblander, Vase, 34 cm

3– Le Design

Une autre tendance de la céramique apparait, ce sont des pièces dont le dessin ou la ligne portent des ruptures de plan abruptes, acérées, comme une carrosserie de Maserati ou de Lamborghini. C’est assez géométrique, mais les angles sont adoucis. C’est la tendance Design de la céramique dont le représentant le plus connu est Robert Deblander (1924-2010)

Cette exposition a permis de mettre en exergue les points forts des différents styles et de résumer l’évolution de la céramique en la chevillant autour de Mai 68. C’est à la fois réducteur mais à la fois important. L’impact des cahots de la société sur l’artiste – un autre débat – induisent sa production. Peut-être ne le voulaient-ils pas, mais le recul du temps nous oblige à replacer ces céramistes post-soixante-huitards dans l’esprit de l’époque. Cette exposition de Conches-en-Ouche permet de découvrir et de détailler cette évolution… ou cette révolution stylistique…

Exposition à la Maison des arts de Conches-en-Ouches, du 22 juin au 28 août 2021